II Les 3 cohabitations
1- 1986-1988 : une campagne électorale permanente.
Si elle ouvre une période inédite, la première cohabitation, celle qui en quelque sorte fixe les règles, n'a surpris aucun de ses acteurs qui ont pu se préparer à sa mise en oeuvre. Ses paramètres sont les suivants et ils influeront sur son fonctionnement pendant deux ans :
• Un Président qui entend aller au terme de son mandat en assumant la plénitude de ses fonctions.
• Une majorité présidentielle parlementaire battue, mais pas défaite.
• Une nouvelle majorité parlementaire qui applique son programme sous le regard critique d'un chef de l'Etat qui, par le verbe et le geste, exerce une véritable fonction tribunicienne.
De par la Constitution, l'essentiel du pouvoir exécutif se concentre, pour la première fois depuis 1959, à l'Hôtel Matignon, mais le Président de la République garde des moyens d'action qui lui sont propres et non négligeables : il peut notamment à tout moment mettre fin à la cohabitation (" siffler la fin de la partie ") soit en démissionnant, soit en prononçant la dissolution de l'Assemblée nationale ; il a seul le choix du moment et seul il peut faire jouer quand bon lui semble cette épée de Damoclès à l'encontre de ses concurrents politiques. Arme redoutable avec en outre le fait, en 1986, que la cohabitation a un terme légal : l'élection présidentielle d'avril-mai 1988 où les deux responsables de l'exécutif vont se trouver face à face.
Suite aux élections législatives favorables à la droite, le président François Mitterrand nomme Jacques Chirac, le chef de l'opposition, premier Ministre. Celui-ci a déjà assuré les fonctions de premier Ministre de mai 1974 à août 1976 aux côtés du président V. Giscard d'Estaing.
L'harmonie semble régner au sommet de l'Etat. En fait, les divergences sont déjà apparues. Dès le Conseil des ministres du 26 mars, François Mitterrand tout en affirmant ne pas vouloir priver le gouvernement du droit de recourir aux ordonnances rappelle qu'en matière sociale, "il ne signerait que des ordonnances qui présenteraient un progrès par rapport aux acquis". Il réitère cette affirmation au Conseil des ministres du 9 avril au sujet des privatisations que le gouvernement de Jacques Chirac, conformément à ses engagements, s'apprêtait à mettre en oeuvre
Pendant deux ans, François Mitterrand se posera tantôt en arbitre, tantôt en chef de l'opposition. Pour cela, il va adresser en direction de l'opinion publique des gestes politiquement forts.
Ainsi afin de marquer sa différence, François Mitterrand, à l'issue du premier Conseil des ministres, refuse la traditionnelle "photo de famille" réunissant Président et gouvernement ; de même, les images télévisées de cette première réunion montrent un Président isolé, muré dans le silence entouré de ministres radieux, offrant une image du "seul contre tous" qui ne peut qu'attirer la sympathie de tous ceux qui craignent, à tort ou à raison, un changement de politique économique et sociale.
Comment le notent Philippe Ardant et Olivier Duhamel, "François Mitterrand voulut conserver le peu de pouvoirs que la situation lui laissait, Constitution aidant. (...) Il voulut surtout reconquérir le pouvoir à la première occasion venue, en l'espèce à l'échéance, des plus rapprochées (1988). Il voulut donc utiliser la cohabitation pour la reconquête. Il le voulut. Il le fit." (Ph. Ardant et O. Duhamel, "La dyarchie", Pouvoirs n° 91, 1999, p.7).
Un épilogue inédit
"Campagne électorale permanente", "cohabitation hyperconflictuelle" ont été les adjectifs employés pour caractériser cette première cohabitation qui se termine, là aussi situation inédite, par l'affrontement à l'élection présidentielle d'avril-mai 1988 des deux hommes qui ont eu la charge commune des affaires de l'Etat pendant deux ans. Affrontement rude comme le fut le débat télévisé du 28 avril 1988 entre le Président et son Premier ministre.
Cohabitation difficile comme le révélera deux ans après Jacques Chirac : "Je ne vous cache pas que cela n'a pas toujours été facile. Je n'ai pas eu pendant cette période, si j'ose dire, un lit de roses" (TF1, 7 décembre 1990).
La réélection du Président sortant met fin à cette première période. Au-delà de la simple victoire politique d'un camp sur l'autre, elle signifie aussi que la fonction présidentielle ne sort pas amoindrie de l'expérience. François Mitterrand, un des principaux, sinon le principal, pourfendeur des institutions de 1958 apparaît, de par l'alternance réussie de 1981 et avec la cohabitation, comme garant des institutions créées par et pour le général de Gaulle.
2 - 1993-1995 : la "cohabitation de velours".
Comparée à la première cohabitation, la deuxième a été qualifiée de consensuelle, voire d'hyperconsensuelle. Mais Edouard Balladur, dans Deux ans à Matignon (Plon, 1995), tempère quelque peu l'impression d'une "cohabitation de velours". Elle n'eut pas en tout cas le caractère de "campagne électorale prolongée" de la période 1986-1988, du moins entre les deux principaux camps.
La première cohabitation a servi d'enseignement et les deux acteurs principaux de la période 1993-1995 l'ont vécue au premier rang ; la deuxième cohabitation n'a donc plus le caractère inédit de la première.
Mais, comme en 1986, François Mitterrand rappelle que, réélu pour sept ans en 1988, il accomplira la totalité de son second mandat :
"Ce que je peux vous dire c'est que je n'ai pas l'intention de démissionner si se produisait un changement de majorité comme beaucoup le prévoient au mois de mars, c'est-à-dire s'il y a une majorité de droite. Quelle que soit son ampleur, cela n'a aucune importance, je veux dire, sur ce plan-là (...). Je dois exécuter le mandat pour lequel j'ai été élu (...). Une élection législative ce n'est pas une élection présidentielle" (France 3, 18 février 1993).
Le 29 mars, François Mitterrand nomme Premier ministre Edouard Balladur, ancien ministre de l'Economie pendant la première cohabitation.
Ce dernier s'était depuis plusieurs mois prononcé en faveur d'une nouvelle cohabitation (tout en souhaitant tirer pour son camp les enseignements de la première). De fait, pendant la campagne électorale, le thème de la cohabitation a été soulevé. L'hypothèse, toujours rejetée par Raymond Barre ("L'expérience 1986-1988 instructive à souhait n'a rien appris. On va donc recommencer", Le Figaro, 10 mars 1993), est alors envisagée avec la plus grande méfiance par une partie importante de l'opposition ; ainsi Valéry Giscard d'Estaing souhaite en février 1993 qu'en cas de victoire de l'opposition soit organisée une élection présidentielle anticipée (ce qui suppose une démission de François Mitterrand), afin que la France ne vive pas "dans une période électorale continue" entre 1993 et 1995.
Moins tumultueuse que la première, la deuxième cohabitation connaît néanmoins quelques moments de friction entre le Président et le Premier ministre : le refus de François Mitterrand d'inscrire à l'ordre du jour de la session parlementaire extraordinaire de juillet 1993 la révision de la loi Falloux, en vigueur depuis 1850, sur le financement des investissements dans les établissements scolaires privés ; le problème de la reprise, comme le souhaite le Premier ministre, des essais nucléaires français dans le Pacifique que refuse le Président ; la question de la nécessité d'une révision constitutionnelle pour l'application des accords de Schengen.
En outre, comme sous la première cohabitation, François Mitterrand ne se prive pas de se démarquer de l'action du Premier ministre quand il estime que les acquis sociaux sont menacés.
Une cohabitation qui en cache une autre
L'originalité de cette deuxième cohabitation réside dans le fait que des critiques à l'encontre de la politique économique et sociale du gouvernement émanent aussi de sa majorité parlementaire et plus précisément du parti dont est issu le Premier ministre.
Des voix s'élèvent au RPR qui préconisent une "autre politique" et critiquent la méthode de gouvernement d'Edouard Balladur : une politique de réformes fondée sur le plus large consensus possible. Ainsi, progressivement, à la cohabitation entre les deux responsables de l'exécutif se substitue une "deuxième cohabitation" entre le Premier ministre et une partie de sa majorité parlementaire.
A partir de l'été 1994, quand il apparaît que Jacques Chirac et Edouard Balladur s'opposeront à l'élection présidentielle du printemps 1995, cette cohabitation de deuxième type n'en deviendra que plus conflictuelle.
3 - 1997-2002 : une cohabitation surprise.
La période de cohabitation qui s'ouvre en juin 1997 se déroule dans un contexte politique très différent des deux premières. Elle n'était pas attendue, donc pas préparée par les principaux acteurs, contrairement aux précédentes. Cohabitation surprise, conséquence d'une dissolution surprise de l'Assemblée nationale, elle intervient en outre en début de septennat présidentiel et va durer le temps de la législature.
Le Président de la République, deux ans après son entrée à l'Elysée et alors que la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement d'Alain Juppé est écrasante, mais divisée, estime que les échéances à venir, notamment européennes (mise en place de la monnaie unique) et les réformes en cours nécessitent "une majorité ressourcée et disposant du temps nécessaire à l'action" et "qu'il faut, dès maintenant, aller plus loin sur le chemin des changements. Il faut que l'action politique monte en puissance pendant les cinq années qui viennent. Pour réussir, la France a besoin d'un nouvel élan. Cet élan ne peut être donné que par l'adhésion, clairement exprimée, du peuple français" (déclaration télévisée, 21 avril 1997).
La nette victoire de la gauche plurielle (PS, PC, radicaux de gauche, Verts), qui obtient la majorité absolue au scrutin législatif des 25 et 1er juin 1997, ouvre donc une nouvelle période de cohabitation.
Le 2 juin 1997 Jacques Chirac nomme Lionel Jospin Premier ministre.
Cette troisième cohabitation, qualifiée à plusieurs reprises de "constructive" par le Président de la République débute néanmoins par une mise au point d'ordre institutionnel. Répondant à une question, lors du traditionnel entretien télévisé le 14 juillet 1997, Jacques Chirac déclare : "La Constitution prévoit des choses et ces choses donnent, notamment, une prééminence, et je dirais, donnent un peu le dernier mot au Président de la République...".
Deux jours après, dans une déclaration en Conseil des ministres Lionel Jospin corrige l'appréciation présidentielle par ces termes : "Il n'y a pas de domaine de la politique française où le Président aurait le dernier mot".
Cette troisième cohabitation se caractérise par un contexte politique défavorable au chef de l'Etat, qui se voit contraint à cette situation du fait de la dissolution qu'il a provoquée, ce qui en outre lui interdit toute nouvelle dissolution pendant un an.
Les formations politiques qui le soutiennent ont subi un échec aux élections législatives, la droite parlementaire y enregistrant son plus faible score (36,2 %) depuis 1958. Cet échec est de plus durable et se confirme aux élections européennes de juin 1999 qui concrétisent aussi la forte division entre formations de l'opposition, laquelle se double de fortes tensions à l'intérieur de chaque parti.
Comme François Mitterrand en 1986-1988, Jacques Chirac, s'appuyant sur son rôle de gardien des intérêts permanents, va exercer une magistrature tribunicienne en adressant des gestes en direction de l'opinion. Il fera connaître ses désaccords ou exprimera des mises en garde à propos de la politique menée par le gouvernement, soit en Conseil des ministres, soit au cours de déplacements en province.
A l’approche du scrutin présidentiel d’avril 2002, auquel il se représente, Jacques Chirac précise ses critiques. Si le 14 juillet 1999, il avait qualifié la cohabitation de "constructive", deux ans plus tard, il dénonce le "manque de volonté d’agir" du gouvernement "en matière de sécurité" et son "immobilisme" concernant les réformes à entreprendre (14 juillet 2001).
Les quelques brusques moments de tensions, le plus souvent liés aux échéances électorales nationales à venir, qui ponctuent cette troisième cohabitation, ne sont pas motivés, après juillet 1997, par une divergence d'appréciation sur le rôle constitutionnel attribué à chacune des fonctions et sont très vite circonscrits.
Lors de la conférence de presse conjointe du Président de la République, du Premier ministre et du Président de la Commission européenne le 11 décembre 2000, à l'issue du sommet européen de Nice, à la question de savoir si la cohabitation lors de la présidence française de l'Union européenne (juillet-décembre 2000) a été "un atout, un handicap ou qu'elle a été neutre pour la réussite de la présidence française", les deux responsables de l'exécutif répondent à l'unisson :
- Jacques Chirac : "Ce que je peux vous dire en tout les cas, et ce qui est certain, c'est qu'elle n'a pas été un handicap. Et la preuve en est, nous avons réussi ce sommet. Nous l'avons réussi ensemble"
- Lionel Jospin : "Comme je pense que c'est un atout, cela veut dire que le résultat est neutre. (...) Ces trois jours de discussions très difficiles ont été menées non seulement bien sûr avec une unité complète des ministres, du chef de l'Etat et du Premier ministre, mais je dirai même aussi avec une fusion intellectuelle et humaine des équipes qui a été extrêmement frappante...".
Moments de tensions, qui du fait du contexte électoral (municipales de mars 2001, élection présidentielle en avril-mai 2002, législatives en juin), vont prendre un ton plus vif dans la dernière année de la législature.
Le 21 avril 2002, Jacques Chirac arrive en tête du premier tour de l’élection présidentielle, avec un score relativement faible pour un Président sortant (19,9% des suffrages exprimés). Le contexte très particulier du second tour, du fait de la présence de Jean-Marie Le Pen, lui assure une réélection triomphale (82,2%). Un mois plus tard, au scrutin législatif l’Union pour la majorité présidentielle (qui devient à l’automne 2002 l’Union pour un mouvement populaire) obtient la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale. C’est la fin de la troisième cohabitation.
Conclusion:
Finalement, les différentes cohabitations peuvent être interprétées comme le résultat non pas tant d'une contradiction de l'électorat que comme sa volonté de sanctionner la majorité au pouvoir, voire de ne pas laisser les rênes de l'Etat entre les mêmes mains. En 2007 les partis politiques auront tout intérêt à se méfier. Ne peut-on pas imaginer que les electeurs, par un revirement malicieux dont ils ont le secret, élisent une majorité parlementaire ( donc un nouveau gouvernement ) opposé au nouveau chef de l'Etat? Plusieurs raisons incitent à ne pas exclure un tel scénario pour l'avenir:
- L'élection présidentielle est avant tout une affaire d'Hommes et de personnalités.
-Les électeurs, désormais méfiants face à un pouvoir monolithique ("l'Etat UMP","L'Etat PS"), pourraient bien décider de ne pas "mettre tous leurs oeufs dans le même panier".
-L'opinion, lassée de l'arrogance et de la suffisance de la classe politique, pourrait beien sanctionner la toute nouvelle majorité présidentielle trop sûre d'elle.
Bibliographie:
Jean Massot, préface de Vedel Georges, Alternance et cohabitation : sous la Ve République.
Collection Les études de la Documentation française, Institutions : 1997 / 156 p.
Daniel Amson, La cohabitation politique en France : la règle de deux.
Presses universitaires de France : 1985 / 194 p
Philippe Foillard, Droit constitutionnel et institutions politiques, 2006-2007, Paradigme.
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/cohabitation